Lorsque l’on voit Ludmillia pour la première fois, on se demande tout d’abord ce qu’une petite fée fait ici. Et puis, on cligne des yeux, on se concentre, et puis on s’aperçoit que son cœur bat avec une fréquence toute humaine, et que son souffle si calme résonne normalement... Elle est bien vivante. Mais la méprise n’était pas grande : en effet, tout dans son apparence fait penser à une petite créature des bois. Sa petite taille s’accorde avec sa silhouette mince, dans une impression de fragilité imminente. Sa peau de porcelaine est si pâle que l’on la croirait en permanence recouverte de farine... Ou de neige, plutôt : une fluidité étrange émane de tout son être. On a peur de la toucher, l'effleurer, même : elle pourrait si vite se casser ! Lorsque l’on contemple sa taille cintrée et ses épaules légères, on s’étonne de ne pas voir papillonner des ailes sur son dos. C’est d’ailleurs sur ce dos fin, presque ouvragé, que se balancent de longs cheveux épais. Ils sont d’une raideur à toute épreuve : jamais boucle n’a vu le jour dans cet océan acajou et brillant. Cette couleur de cheveux contraste énormément avec le bleu électrique de ses yeux. Un bleu très peu commun : plus foncé que l’azur, plus clair que le marine. Mais en tout premier lieu, ce n’est pas la couleur, qui choque : c’est l’imperméabilité. Ses yeux sont sans fond, et expriment tout et rien. Ténébreux, indéchiffrables, impénétrables... On ne sait jamais quel sentiment abrite ces prunelles : sonder tout ce bleu paraît être une tâche herculéenne... La seule vérité dans ce brouillard lapis-lazuli, est la douceur : chaque parcelle de son regard suinte d’une délicatesse singulière, pour une jeune fille de son âge. Lorsque qu’on la regarde, un océan chaud et confortable nous submerge... Alors, on ne pense plus à rien, l’on oublie tout. Le mystère de ces beaux et grands yeux en amande nous préoccupe tout entier ! Un brin inquiétant... Ces iris sont encerclés par de longs cils bruns et épais, qui se courbent parfois sous ses pommettes roses et saillantes. Sa bouche est bizarrement sculptée, dans un tracé léger et audacieux, soutenu par un nez aquilin, d’une force qui n’est pas sans rappeler celle des sourcils. Etrange tableau, n’est-ce pas ?

Vous ne verrez jamais, au grand jamais, Ludmillia aux bras d’une armoire à glace rudimentaire, grossière, et pourquoi pas macho. Ce genre de personnes ne l’intéresse pas. Non, Ludmillia, elle, plutôt est fascinée par les mystérieux et élégants gentlemans. Elle déteste tout connaître et tout savoir : pour elle, les secrets sont la touche d’imprévu dans le petit fleuve tranquille de la vie. Elle veut avoir à ses côtés quelqu’un capable de la surprendre à tous moments, quelqu’un avec qui la vie deviendrait un long, ardu, et palpitant défi ! Et pour ce fait, adieux les garçons bien sages. Ludmillia est, comme qui dirait, attirée par les mauvais, les personnages noirs. L’arrogance, l’insolence, la subtilité, et le dédain sont pour elle de grands atouts. Rien ne lui plaît plus que ces types compliqués et méprisants, capables du pire comme du meilleur. Un fort caractère lui est nécessaire pour mesurer, tester ses limites : quelqu’un qui suivrait ses moindres sautes d’humeurs comme un agneau bien docile la lasserait rapidement... Et cependant, l’homme idéal est pour elle assez discret. Un fort caractère oui, une volubile commère qui parlerait à tort et à travers, non. Ludmillia exige quelqu’un de réfléchi. Maniaque, me direz-vous ! Et bien, en fait, non. Car Ludmillia possède, il est vrai, des critères assez rigoureux. Mais la récompense est bien supérieure à l’effort... En amour, comme en amitié, si la personne adaptée à la jeune fille se manifestait, elle emporterait alors le lot suprême : une Ludmillia passionnée. En effet, sa ferveur l’aveuglerait totalement, et alors, elle serait la plus adorable des filles. Douce, attentionnée, gentille et espiègle, son compagnon serait la plus heureuses des personnes. Que le meilleur gagne...

Une personne autoritaire, en observant Ludmillia, s’écrierait « Oh, voilà quelqu’un que je pourrais mener à la baguette facilement. Non mais regardez-moi le visage de cette fille ! Plus timide, il n’y a pas. ». Seulement voilà, cette personne se tromperait totalement... Il est vrai que dans sa posture enfantine, Ludmillia peut ressembler à une adolescente craintive et effacée. Et c’est tout l’inverse... Avec Ludmillia, ça passe ou ça casse. Elle donne son avis sur tout, et dit ce qu’elle pense en n’importe quelle circonstance. Ca ne plaît pas ? Peu importe. Elle se fiche bien de l’opinion des autres. Rien ne l’arrête, rien ne la contrôle ! Ce qu'elle veut doit être fait, et tout de suite. Qui résiste, en suibira les conséquences... Pas plus qu’on empêcherait la foudre de tomber, on ne peut interdire à la jeune fille de n’en faire qu’à sa tête. C’est un véritable petit ouragan brun ! L’autorité, elle a ça dans le sang. C’est une reine, une souveraine-née... Et une adolescente bien redoutable, comme ennemie : rancunière, obstinée et farouche, pour elle, un coup dans le dos s’en repaye de mille. Elle se montrera alors cruelle, menaçante, et invincible... Le pire est que l’on ne s’y attendra pas. C’est vrai, qui pourrait se méfier de cette minuscule fillette, au gabarit moins effrayant que celui d’un moustique ? Jusqu’au jour où Ludmillia se réveille, et abat sur vous les forces incontrôlables de sa colère. Colère d’autant plus impressionnante qu’elle sera muette : Ludmillia est une fille secrète et mystérieuse qui ne vous confiera jamais ses états d’âmes. Pour elle, tout ce qui la concerne directement ne regarde qu’elle, un point, c’est tout... Mais, passons les défauts. Car Ludmillia n’est pas qu’un caractère buté et tyrannique, elle cache quand même un peu de lumière... D’abord, elle est remarquablement altruiste. Elle pense d’abord aux autres, avant de songer à son propre intérêt. Elle est aussi très loyale, et très fidèle : un ami dans les problèmes devrait se tourner immédiatement vers elle. Elle est aussi très sensible, bien qu’elle ne le montre pas toujours, et généreuse. Joyeuse, aimante et étourdie, sont des mots qui la définissent assez bien. Tolérante, aussi : elle n'est pas du genre à juger quelqu'un à sa tête, ou à ses vêtements. Elle est aussi rêveuse... Et encore, le mot est léger. Pour ainsi dire, Ludmillia vit sur un autre monde, une autre planète qui s’appellerait « Jardin du Bonheur ». Ludmillia est sans cesse plongée dans cette utopie du monde parfait, de sa définition du paradis, ou mesquineries et trahisons n’existeraient pas....Pour fuir la réalité souvent tragique de la vie, la jeune fille préfère s’en créer une, virtuelle sans doute, mais tellement agréable ! Mais, en conclusion, qu’est vraiment Ludmillia ? Et bien pour faire simple, c’est une bonne compagne, donc, mais impérieuse et réservée. Point positif : on ne s’ennuie jamais, avec elle...

C’est par une longue et froide journée d’hiver que tout commença. Le ciel gris perle de décembre avait peu à peu laissé place au rouge rubis de ce qui promettait être un magnifique crépuscule. De longs sillons couleur or venaient s’ajouter à ce tableau, en une multitude de volutes dorées. L’air se faisait de plus en plus frais dans le petit pavillon Clarson, en plein Manhattan, et les premiers flocons cotonneux de neige apparaissaient.
Melody Clarson, entrelacée dans les bras protecteurs de son mari Enzo, contemplait ce magnifique paysage. Les époux était perchés sur la balancelle du jardin, et les grincements presque musicaux de leur siège se confondait harmonieusement avec l’atmosphère mystique de ce nouveau soir qui tombait.
C’est au beau milieu d’un envol de rouge-gorge que Melody sentit les premières contractions. Elle ne s’en inquiéta pas : cette mousse au chocolat dont elle s’était gavée pendant le dîner ne devait pas être très fraîche. Et puis, elle sentit quelque chose bouger, dans son ventre. Décidemment, elle n’aurait pas du manger tant. Boum, boum, boum, boum ! Cette fois, Melody ne put se leurrer : cette douleur atroce, ne ressemblait pas à une indigestion... Elle passa les mains sur son ventre. C’est alors que cela fit tilt. Le bébé ! Déjà ? Mais ce n’était pas l’heure ! Pas encore, pas maintenant, c’était trop tôt, beaucoup trop tôt !
Elle eut tout juste le temps d’avertir Enzo avant de se tortiller de douleur, par terre. Son mari, désemparé, avec une panique toute masculine, se mit à alerter à grands cris tout le voisinage. On fit venir une sage femme, et une amie se mobilisa pour apporter des draps et un ciseau. L’accouchement eu lieu à même le pavé, au milieu des flocons étincelants.
Quelques heures de souffrance plus tard, Melody comprit que tout était terminé. Il était là, entre ces bras, ce minuscule petit être pour qui elle avait enduré cette douleur ! Mais lorsqu’elle croisa les yeux étonnement brillants du nourrisson, et caressa sa peau plus pâle que la neige qui l’entourait, Melody sut que son enfant valait bien toute les épreuves du monde. Son bébé, à elle, le fruit de l’amour qu’elle portait à Enzo ! Qu’il était beau... Il ? Non, elle ! Une petite fille… Merveilleuse. Il n’y avait pas d’autres mots : merveilleuse. Sa petit tête ronde d’une maturité surprenante ; ses magnifiques yeux bleus, les mêmes que ceux de Melody ; ces lourdes boucles brunes souillées de sang ; ces petites mains qui semblaient vouloir agripper le monde ; tout cela avait touché le cœur de Melody, le cœur d’une mère.
Toute à son hébétude mâtinée d’une joie sans précédant, Melody ne faisait attention ni aux cris épouvantés autour d’elle, ni aux sanglots désespérés d’Enzo, ni à la souffrance lancinante qui lui tailladait le flanc. Ses doux yeux noisette étaient encore plongés dans ceux de Ludmillia, lorsque doucement, Melody mourut.
Les années qui suivirent filèrent à toute vitesse. Rapidement, Ludmillia atteint ses 1 an, puis ses 2 ans, ses 3 ans, ses 10 ans, ses 15 ans, puis ses 18 ans. Elle avait appris à vivre dans l’atroce désillusion de l’orpheline qui avait perdu sa mère... Désillusion d’autant plus féroce qu’elle était entachée d’un sévère sentiment de culpabilité. Comment ne pas se sentir coupable lorsque l’on sait qu’à cause de soi, que pour la simple présence de sa raison sur Terre, l’enfant que l’on est a assassiné sa propre mère ? Comment se relever lorsque l’on est conscient que notre chair, notre sang, nos os, ne nous appartiennent pas vraiment et ont été vulgairement troqués ? Comment se sent-on lorsque l’on est condamné à éternellement croiser les yeux hantés de son père voué à une existence de solitude ? Et pourtant, Enzo avait très bien surmonté cette perte immense. Loin de s’enfermer dans le désespoir comme bon nombre de veufs, il avait comblé le morceau de lui même qui lui manquait, en se consacrant à sa fille. Il ne voyait pas en elle la meurtrière de sa moitié : non, pour lui, elle était l’unique lien qui reliait encore Melody au monde des vivants. C’est pourquoi Ludmillia fut constamment gâtée par son père, et cependant, elle n’acquérait pas ce côté capricieux commun à tous les enfants choyés. Elle ne connaissait que trop bien la raison qui poussait son père à lui faire tant de cadeaux, pour en profiter pleinement.
Ils vécurent longtemps, dans cet équilibre instable. Père et fille développèrent une relation de complicité inestimable. Pour Ludmillia, son père était la seule personne au monde capable de réellement le comprendre : ils firent leur deuil ensemble, et désormais, rien ne les séparerait dans leur chagrin. Mais un jour, ce qui devait arriver, arriva : Enzo craqua. Il tomba malade, de chagrin. Cette maison, ce quartier, ce village, New York tout entier lui rappelait sa chère Melody ! Ces souvenirs étaient trop acides pour son corps meurtri, et Ludmillia, qui voyait son père dépérir de jours en jours, et refusait de devenir orpheline pour de bon, prit les choses en main : pour elle comme pour lui, il fallait déménager. Les Clarson emportèrent quelques affaires, et sans trop s’attarder, déménagèrent. Il était temps de recommencer une nouvelle vie, et une autre ville était indispensable pour cela. Ils achetèrent un petit appartement loin de New-York, et Ludmillia s’inscrit à l’université, pour se divertir un peu durant le long rétablissement de son père... Elle avait tourné la page, et il était l’heure d’ajouter un nouveau chapitre à l’histoire de sa vie.